“L’essentiel c’est le petit rien qui transforme la vie en poésie.”

Les clics du déclencheur de l’appareil s’enchaînent, calés sur les flashes. Ils
couvrent presque le bruit des taxis qui circulent, rue de Rivoli. Dans l’écrin
feutré du Meurice, Isabelle Adjani est là, présente avec l’air d’être aussi ailleurs.
Autour d’elle, les grappes silencieuses de maquilleurs, coiffeurs, assistants
lumière et stylistes forment une ruche attentive. Les gestes d’Isabelle sont
précis. Elle exécute ce que l’on attend d’elle avec liberté, elle qui ne répond pas
aux ordres.
Adjani est bonne élève, mais elle fait ce qui lui chante. La liberté
d’explorer ses lubies, ses envies, d’exercer son art comme on l’entend. Sans mode
d’emploi ni raisonnement bien spécifique parce qu’en réalité, nous sommes
toutes et tous incapables d’une cohérence complète. Isabelle le sait et elle le
clame avec humilité : “J’ai le sens des contradictions !”, lâche-t-elle avec une
réjouissance d’ado. Elle a raison. Nous contredisons toujours, à un moment ou
à un autre, nos idéaux, écrivait l’environnementaliste Bruno Latour. Hors de
portée et pourtant proche, Isabelle Adjani maîtrise la scène.

L’âme discrète derrière la star
D’une discrétion légendaire, elle en impose l’air de rien. Pour l’actrice française,
le mouvement Metoo a encore de longs jours devant lui. Port de tête altier,
Isabelle Adjani traverse la pièce. Elle se donne mais elle se protège, c’est la
première chose qu’on démasque sous le teint porcelaine impeccable. Un
magnifique regard bleu. Un bleu glacial, franc du collier qui semble tout voir,
posé sur un visage velours qui lui, semble tout ressentir. Celle qui pensait passer
sa vie dans l’ombre à aider les siens, n’a rien prévu. D’ailleurs, elle en a vu passer,
des occasions en or, des propositions que personne ne refuse et qu’elle n’a pas
saisies. Pour des raisons qui lui sont chères parce qu’elles sont les siennes : le
soin des siens, qui soulignent en permanence sa générosité. Elle me salue et
l’espace de quelques secondes, conserve ma main dans la sienne, fouille mes
yeux, sonde mon sourire. Est-il sincère ? J’ai ma réponse dans le sien, bref mais
spontané.
Isabelle, comme un personnage littéraire qui aurait traversé les siècles, est
franche. Bien contemporaine. Préfère se taire plutôt que de dire des banalités.
Les silences, avec Adjani, en disent long. Sous ses soupirs mélancoliques
quasi-imperceptibles, affluent des réponses à fleur de peau, elle choisit les mots
qui sont les plus justes pour elle. Faut dire qu’elle a l’art de la formule — la voix
enveloppante, elle rit, souvent, après avoir parlé, comme une enfant timide
qu’on filme pour la première fois. L’icône, qui ne veut pas en être une, exige le
temps, devenu trop rare, de penser. De dire réellement ce qu’elle pense et
surtout, à sa manière. Pour Isabelle, le respect de l’autre, des femmes, des
actrices, c’est cela. Leur laisser la place et le temps de choisir et de dire ce qu’elles
veulent devenir.
Isabelle Adjani n’est pas une femme de son temps, non. Plutôt du femme du
temps. Celui qui passe et qui change radicalement les codes et l’industrie.
Grande dame qui sait cultiver le mystère, Isabelle ne veut pas oublier de jouer.
Parce que c’est bien son métier, l’actrice qui joue en France comme dans des
productions américaines ne veut pas perdre de vue le plaisir qu’on prend à faire
ce qu’on aime, n’en déplaise à celles et ceux qui étouffent l’art avec le cynisme de
l’industrie. A-miste, comme elle le dit, elle a parfois peur d’espérer trop fort.
Bosseuse, lectrice invétérée, elle est intarissable sur ses classiques, n’hésite pas à
s’exprimer ou à s’engager sur les sujets qui la touchent comme le droit des
femmes. Elle tâche aussi de garder un œil bleu, attentif, sur “les nouvelles
vagues”. Celles chez qui, me confie l’artiste, sommeille l’espoir ; elle en est
convaincue.


Du talent ? Beaucoup. De la chance ? Un peu.
Les années égrenant une carrière prodigieuse, on peut légitimement se
demander comment fait Isabelle Adjani pour être tout à la fois en marge, au
centre de la lumière et au-dessus de la mêlée. “Je vis ma vie dans l’instant,
j’accepte d’être nombreuse et contradictoire parfois. Que voulez-vous que je vous
dise, au fond vous et moi nous ne sommes que nous-mêmes.” Elle évoque avec
pudeur cette quête de l’essentiel, « le petit rien qui transforme la vie en poésie ».
Pour Isabelle, l’art est partout : dans la musique qu’elle aime pour sa ritournelle
réconfortante, dans les mots qu’elle écrit, dans les personnages qu’elle incarne,
ceux qui la hantent.
L’Adjani sait que pour exister dans cette industrie, il faut du courage, du travail
et de la chance — parce que la chance, à de nombreux égards, est aussi une
compétence. Isabelle connaît ses géographies. Celle du cinéma, celle du théâtre,
celle de la musique. Elle ne prend rien pour acquis, ni sa carrière ni ceux qu’elle
aime. Et pour aimer, elle aime. Louve, elle a appris à reconnaître à l’odeur les
vents favorables et ceux qui annoncent les tempêtes. C’est là qu’Isabelle se
démarque sans doute le plus, elle reste nez au vent quand il souffle à
contre-sens. Elle a connu les déboires et même quelques disgrâces avant d’être
proclamée légende vivante. Isabelle Adjani prend les vagues et ne se débat pas.
Menton relevé, elle attend que la mer la ramène sur le rivage. Elle a appris, dans
l’effervescence des jours, à accepter les désordres nécessaires.
Les clics du déclencheur sont calés sur les directives de la photographe. La
journée sous les flashes ne laisse rien transparaître sur l’Adjani. Elle s’offre à
l’objectif avec une maîtrise parfaite même quand on devine qu’elle préférerait,
de son propre aveu, “faire le clown”. Assise sur un fauteuil en arrière plan, je la
regarde, comme toute personne en sa présence. S’échappent des sourires qu’elle
ne contrôle pas. Isabelle surprend précisément parce qu’elle ne cherche pas à le
faire, elle qui admire le courage, le fantasque et la persévérance chez les autres.
Adjani aime surtout rire, jouer, bouder mais aussi prendre de la hauteur pour
mieux comprendre, mieux choisir, mieux aimer. C’est sans doute sa méthode,
Adjani est tout à la fois : l’enfant exaltée, la reine imprévisible et la femme qui ne
transigera ni aujourd’hui ni demain.
par Inès Leonarduzzi

« Personne n’est dupe vous savez, une actrice comprend vite l’intérêt de l’image de marque et surtout, l’image qui marque. »
Isabelle Adjani
Isabelle Adjani, vous l’avez souvent dit, vous êtes une artiste libre. Quel que soit le genre ou l’époque, vous refusez de vous interdire. De quelle manière choisissez-vous vos projets ?
Cette question du choix des rôles est souvent biaisée par la perception de la carrière d’une actrice. De nos jours, en France, on a changé de paradigme. Célèbre ou moins célèbre, on ne choisit pas des rôles parmi des centaines de personnages possibles, vous savez…
De quelle manière choisissez-vous vos projets ?
Les scénarios font leur vie courtisane chez les agents des talents, qui eux-mêmes flirtent avec les lignes éditoriales des productions. Et la proposition d’un rôle, que peut faire un réalisateur, dépend plus que jamais des règles d’une industrie à spectre variable : réseaux sociaux, communication, box-office, subventions etc… tout ça dirige un peu votre carrière. Si un·e cinéaste se sent libre de vous approcher et vous propose un rôle, on peut fortement s’y projeter c’est déterminant pour dire oui ou non. Mais même quand c’est oui, les aléas de la vie peuvent faire bifurquer votre choix et vous le faire regretter par la suite. Ça m’est arrivé plusieurs fois, je tiens à cette honnêteté sur le sujet !
Que faut-il pour vous faire jouer dans un film ?
Il y a les personnages, ces personnages à nous, ces femmes que vous voulez interpréter à tout prix, dont votre moi intime est follement amoureux. Comme celui de Camille Claudel, (Réal : Bruno Nuytten) par exemple, ou encore celui de Suzanne Valadon, qui arrive bientôt ; ces artistes que j’affectionne, hors du commun, qui ont payé cher leur émancipation. L’attirance est là, en moi, pour les faire survivre imaginairement à un drame profond, une tragédie.
Ce sont des des rôles auxquels il est impossible de dire non…
Absolument. Il y a les rôles de votre « oui tout de suite » : à 18 ans, « La Gifle » de Claude Pinoteau, La Reine Margot de Patrice Chéreau, la fille d’Yves Montand (Tout feu tout flamme, réal. Jean-Paul Rappeneau). Il y a aussi les « oui mais tout de même » : j’ai déjà expérimenté ça avec Adèle Hugo (Adèle H. , réal François Truffaut), à 19 ans (rires), L’été meurtrier (réal J. Becker), Possession (réal Andrzej Zulawski). Et puis il y a l’attente de propositions improbables qui comptent pour l’impact sociétal qu’ils génèrent, avec un rôle majeur comme celui de La Journée de la Jupe (réal. Jean-Paul Lilienfeld).

Vous fonctionnez aussi comme ça au théâtre ?
Au théâtre c’est différent. Il y a les rêves de jeunesse, les grands rôles du répertoire, quelques-uns interprétés, les autres hélas que j’ai seulement rêvés, puis ceux de l’expérimental. Au fond tout est question de la « rencontre» au sens Holderlin, au bon endroit, au bon moment avec des visionnaires de préférence… mais s’il faut également parfois se retrouver avec des faiseurs, l’important est de garder la foi, de ne pas sacrifier l’inspiration et ça demande un peu de courage viable. Il y a du blues dans ma réponse. Je me sens comme ça alors je vais vous répondre un peu comme ça dans cet entretien (rires)
À vous écouter, le cinéma bouillonne et à la fois, il manque de souffle…
Le cinéma c’est le 7ème art mais c’est aussi une industrie avec ses tensions et ses compromis. Mais je ne perds pas espoir. De jeunes producteurs sont nés pour produire autrement, tout comme de jeunes acteurs et actrices passionnés et doués pour traduire une élégance inventive qui faisait défaut. C’est cet équipage tout neuf qui peut faire décoller un nouveau désir de cinéma français. Vous voyez, ce que je vous raconte là, c’est quelque chose que je ne raconterais peut-être pas de la même façon, demain.
Vous êtes solaire et néanmoins lunaire aussi. La célébrité vous effraie, les réseaux aussi ; cependant vous jouez très bien le jeu. Quel regard posez-vous sur la société contemporaine et le rapport à l’image de chacun ?
« Personne n’est dupe vous savez, une actrice comprend vite l’intérêt de l’image de marque et surtout, l’image qui marque. »
Le soleil a rendez-vous avec la lune mais la lune n’est pas là et le soleil l’attend. Je suis toujours prise entre deux ombres et deux lumières. Je m’expose, je me montre sur scène, à l’écran, ça c’est mon métier, mais aussi en ville, à la fashion week… ça fait maintenant partie « du métier ». Aujourd’hui c’est la notoriété, la force du produit dont vous êtes l’ambassadrice ou l’égérie, et comme vous le portez, il vous porte aussi. Personne n’est dupe vous savez, une actrice comprend vite l’intérêt de l’image de marque et surtout, l’image qui marque.
Je suis une des ambassadrices de Dior en ce moment et je trouve tout de même exceptionnel de faire partie de l’image de cette maison qui est l’impératrice de la haute couture dans le monde. D’un autre côté, devenir une image, émerger sur les réseaux sociaux, fait de vous une influenceuse en quelque sorte (rires)… sans bien comprendre ce que c’est vraiment, que de faire de l’influence. Je me contente d’être, c’est tout, et je crois que pour beaucoup de personnes, y compris moi, c’est déjà beaucoup.
Vous dites que s’ils avaient existé plus tôt, ils vous auraient tuée…
C’est vrai, si les réseaux avaient existé avant, je n’y serais jamais allée, j’aurais eu peur de me cramer, d’être un vampire sous le soleil. Un soleil éclipsé par la lune…
Vous apparaissez dans « Natacha, hôtesse de l’air » adaptation de la célèbre BD franco-belge de Gos réalisée par Noémie Saglio ; un film audacieux qui s’annonce drôle. Qu’est-ce qui vous a séduite dans ce projet ?
Tout d’abord, ne vous méprenez pas, je ne fais qu’une participation, la belle Camille Lou est Natacha ! Ce qui m’a séduit, même pour « un petit tour, et puis s’en va » ? Le ton avant tout. Il y a du André Hunebelle dans cette adaptation. C’est très 60’S, du cinéma vintage réussi. J’ai lu la BD, plusieurs tomes, et j’ai tout de suite été séduite par la fidélité de ton du scénario. C’est ce que j’ai adoré en tournant « Voleuses » de Mélanie Laurent adapté de la BD Odalisque : dialogues courts, évidences de situation qui renforce paradoxalement le suspense et le rythme, et tourner avec la réalisatrice Noémie Saglio est un délice, mais chut ! Le film sort début avril et je n’ai pas le droit de vous en dire plus pour l’instant…
À suivre dans le numéro 6 du Liberty’s magazine ….

CREDITS TEAM
- PHOTOGRAPHE et direction artistique : Sandra Fourqui @sandrafourqui
- MAKE-UP : Margault Jalouzot @margauxjlzt
- HAIR : Raynald c /o B agency @b_agency @raynald.croix.bernard
- STYLISTE : Coline Peyrot @coline_peyrot
- ASSISTANT STYLISTE : Victor Bouchenna
- ASSISTANTE : Sana Bekairia
- Interview : Inès Leonarduzzi @inesleonarduzzi
- Remerciements au Parapluie de Cherbourg et aux fleurs
- Aquarelle
- Remerciements à l’hôtel Le Meurice 228 rue de Rivoli Paris @lemeuriceparis
- www.sandrafourqui.com